Alors qu’elles représentent 87 500 milliards de dollars et 68 % du marché obligataire mondial (ICMA, août 2020), les obligations souveraines, supranationales et d’agences (SSA) — associées aux souverains, entités supranationales et agences — sont peu étudiées par les acteurs de la finance, qui se focalisent en effet sur les actifs (actions ou obligations) propres aux grandes entreprises. La littérature disponible sur la mesure d’empreinte et d’alignement des obligations souveraines, bien que limitée au regard de leur poids en volume d’encours, identifie plusieurs défis méthodologiques.
La présente publication vise à explorer les principaux points de débats relatifs à la mesure d’empreinte carbone et d’alignement des obligations souveraines, ainsi qu’à présenter la méthodologie co-développée par EcoAct et le Crédit Mutuel Arkéa pour y répondre. Elle a pour objectif de contribuer aux réflexions de la place financière sur le sujet, dans le but d’orienter les financements vers l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris.
Notre approche méthodologique en 4 étapes alignée sur la structure de la SBTi FI
La méthodologie co-développée avec le Crédit Mutuel Arkéa permet d’évaluer les émissions de CO2 d’un portefeuille d’investissement sur des souverains. Elle permet également d’apprécier de manière dynamique le niveau d’alignement d’un État à l’Accord de Paris. Dans l’évaluation du score d’alignement, ce n’est pas uniquement le niveau d’ambition de baisse absolu des émissions qui importe, mais également le calendrier de ces baisses, ainsi que leur rythme.
Pour actualiser et affiner les analyses, un travail de suivi des trajectoires d’émissions des États est à prévoir, afin de s’assurer que ces derniers respectent leurs engagements. À cet égard, le Programme international pour l’action sur le climat (IPAC) rattaché à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a récemment ouvert l’Observateur de l’action climatique qui constitue une source d’information fiable et exhaustive.
Il existe plusieurs approches méthodologiques pour mesurer les émissions d’un État qui peuvent être regroupées selon deux catégories :
L’approche territoriale est ici privilégiée, car elle intègre les émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’État, des collectivités, mais aussi des entreprises et des ménages. Elle facilite notamment la comparabilité des émissions de GES entre les différents États. En la choisissant, on englobe non seulement les efforts d’un État vis-à-vis de ses administrations, mais aussi des efforts qu’il demande aux entreprises et aux ménages de son territoire.
L’approche territoriale pour mesurer les émissions d’un État introduit par ailleurs la question des flux d’émissions de GES entre les États, avec des enjeux autour de l’attribution des émissions de GES entre l’État dans lequel le bien est produit, et l’État dans lequel le bien est consommé. Dans la comptabilisation des émissions territoriales, se distingue :
Comme illustré par la figure 2, le choix de l’approche méthodologique peut exercer une influence significative sur le niveau d’émission associé à un État. L’approche « Inventaire national » a pour principal avantage de bénéficier d’un cadre de reporting standardisé, renforçant la fiabilité des données disponibles et facilitant leurs comparabilités.
A contrario, en raison du manque de traçabilité des émissions d’un produit sur l’ensemble de sa chaîne de valeur, la vision « Empreinte carbone », introduit une part d’incertitude méthodologique, mais offre une représentation nettement plus réaliste des émissions d’un État. Ainsi, il semble intéressant d’apprécier la complémentarité de ces deux approches dans la mesure et l’analyse des émissions d’un État.
Ces deux approches apportent des visions complémentaires.
Comme pour toute méthodologie de mesure d’empreinte carbone d’actif, l’attribution des émissions de GES d’un État à la maille d’une obligation est une étape charnière qui permet de passer des émissions de GES d’un État aux émissions de GES financées par un investisseur dès lors qu’il détient en portefeuille un titre sur cet État.
Les deux principales approches mises en avant par la littérature sont :
Alors que l’attribution « par la dette » peut sembler plus instinctive, car plus facilement comparable avec ce qui est fait pour l’univers des actifs « corporates », le Partnership for Carbon Accounting Financials (PCAF) et la Commission européenne recommandent de privilégier l’attribution « par le PIB » pour les titres souverains.
En effet, les données empiriques montrent que la corrélation des émissions d’un État est plus élevée avec son PIB, qu’avec son niveau d’endettement. Afin de s’affranchir de l’influence du taux de change et des écarts de niveau de vie entre les États, le PCAF suggère par ailleurs d’utiliser l’indicateur du PIB en Parité de Pouvoir d’Achat (PPA).
La notion « d’alignement » s’appuie sur la comparaison entre une trajectoire cible et une trajectoire de référence. Les objectifs de l’Accord de Paris visent à limiter le réchauffement climatique à l’horizon 2100 « nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels, et en poursuivant l’action menée pour le limiter à 1,5 °C »[2], et sont associés à un budget carbone global[3] à ne pas dépasser.
Dès lors, un État pourra être considéré comme « aligné à l’Accord de Paris », si le cumul de ses émissions de GES projeté à un horizon donné ne dépasse pas un budget carbone national compatible avec réchauffement de 1,5 °C ou 2 °C. Cette définition de l’alignement soulève par ailleurs des questions relatives à :
L’étape initiale d’une mesure d’alignement d’un État consiste à définir son budget carbone national compatible avec un niveau de réchauffement donné (1,5 °C ou 2 °C) et qui correspond à une fraction du budget carbone global restant. L’allocation de ce budget carbone entre les différents États est un point central des politiques climatiques internationales. Il soulève des questions de justice climatique[4] notamment associées aux responsabilités historiques entre les États ayant plus ou moins contribué aux émissions cumulées dans l’atmosphère[5].
Pour modéliser les trajectoires d’émissions des États, nous nous sommes appuyés sur les scénarios développés par Enerdata : une société de recherche et de conseil indépendante, spécialisée dans l’analyse et la modélisation des questions énergétiques au niveau mondial.
Enerdata propose 3 scénarios, modélisant chacun une trajectoire des émissions de CO2[6] à l’horizon 2050, avec un niveau de réchauffement théorique associé. Les trajectoires d’émissions sont disponibles à la maille de chaque État.
L’évaluation du niveau d’alignement d’un État peut se faire à travers l’analyse de ses engagements climatiques, matérialisés dans le cadre de l’Accord de Paris par les CDN. Comme illustré par le graphique ci-dessous, au niveau global, le niveau d’ambition cumulé actuel des États signataires de l’Accord de Paris est insuffisant et reste éloigné d’une trajectoire 1,5 °C ou 2 °C.
La méthodologie que nous avons développée pour évaluer le niveau d’alignement d’un État consiste à comparer chaque année les émissions tendancielles (scénario EnerBase) d’un État respectivement avec les émissions :
Comme résumé dans le tableau ci-dessous, le niveau d’alignement d’un État oscille alors entre 0 et 100 %. 100 % correspondant à une CDN suffisamment ambitieuse et compatible avec le respect de l’Accord de Paris, tandis qu’à l’inverse, 0 % serait attribué à un État dont la CDN n’infléchit aucunement sa trajectoire d’émissions.
Par ailleurs, afin de disposer d’une métrique plus facilement lisible que des pourcentages, nous avons traduit cette évaluation d’alignement en indicateur de température compris entre 2 °C et 3,2 °C[8].
La figure ci-dessous illustre les émissions d’un portefeuille fictif composé de 3 États. La valeur des émissions du portefeuille diffère entre les visions « Inventaire national » et « Empreinte carbone », ainsi que la contribution relative de chaque État. Par exemple, l’État 2 a une empreinte carbone qui est le double de ses émissions nationales, révélant qu’une part significative des biens consommés sur son territoire est importée.
Le graphique ci-dessous illustre l’évolution du score de température de 2021 à 2050 d’un portefeuille composé à parts égales de 3 États aux CDN et aux trajectoires d’émissions différentes.
L’État 1 a pris des engagements de baisse d’émissions ambitieux à long terme, mais insuffisants à court terme. Son score de température estimée s’améliore avec le temps en évoluant de 3,1 °C en 2021 à 2,2 °C en 2050. Afin de renforcer son alignement, l’État 1 devrait accélérer et avancer le calendrier de la baisse de ses émissions.
L’État 2 a pris des engagements de baisse d’émissions ambitieux, proches d’être compatibles avec une trajectoire 2 °C. Le score température estimé associé est stable dans le temps, autour de 2,1 °C.
L’État 3 a une CDN qui manque nettement d’ambition et une température associée qui reste élevée, autour de 3 °C de 2021 à 2050.
A l’échelle consolidée du portefeuille[9], le score de température s’améliore sur la période étudiée en évoluant de 2,75 °C à 2,35 °C.
Glossaire
Références
[1] L’empreinte carbone est constituée : 1) des GES émis directement par les ménages ; 2) des émissions de GES issues de la production intérieure de biens et de services destinée à la demande intérieure (c’est-à-dire hors exportations) ; 3) des émissions de GES associées aux biens et services importés, pour les consommations intermédiaires des entreprises ou pour l’usage final des ménages.
[2] Nations-Unis (2015), ACCORD DE PARIS, Article 2
[3] Budget carbone restant : « estimation des émissions mondiales nettes cumulées de CO2 anthropique depuis une date de début donnée jusqu’au moment où les émissions anthropiques de CO2 atteignent un niveau net nul, ce qui aurait pour effet, selon toute probabilité, de limiter le réchauffement planétaire à un niveau donné, compte tenu de l’impact des autres émissions anthropiques. », GIEC AR6 2023
[4] Carbon Brief 2021, In-depth Q&A: What is ‘climate justice’?
[5] La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) fait référence au concept de « responsabilité communes mais différenciées ».
[6] Selon les publications du GIEC, la réduction des émissions de CO2 issues de la combustion de l’énergie est l’enjeu majeur permettant de couvrir les enjeux de réchauffement climatique
[7] Les CDN sont des plans nationaux non contraignants mettant en évidence les actions climatiques, y compris les objectifs liés au climat pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre, les politiques et les mesures que les gouvernements visent à mettre en œuvre en réponse au changement climatique et en tant que contribution pour atteindre les objectifs mondiaux fixés dans l’Accord de Paris.
[8] 2 °C correspond à la température théorique associée au scénario EnerGreen. 3,2 °C correspond au score de température par défaut utilisé par la SBTi Finance.
[9] La consolidation du score de de température estimée du portefeuille se fait au prorata des volumes d’encours. Dans notre exemple, le portefeuille est composé à part égale des 3 États. (TTPortefeuille= 13*(TÉtat 1+TÉtats 2 +TÉtat 3)
Bibliographie
Pour décarboner l’économie mondiale conformément aux objectifs de l’Accord de Paris, fixant une élévation de la température moyenne nettement en dessous de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, tous les acteurs économiques doivent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) à un rythme en ligne avec les dernières trajectoires scientifiques sur l’évolution du climat.
Les acteurs financiers sont appelés à jouer un rôle moteur dans cette transition vers une économie bas-carbone.
Dans cette fiche explicative, vous découvrirez la réponse aux questions suivantes :
Notre décryptage, illustré par une étude de cas de Generali France, vous aidera à mieux comprendre les enjeux et vous mettra sur le bon chemin à suivre pour établir un SBT ambitieux et atteignable pour votre organisation !