Quels sont les enjeux de la réforme de l’EU ETS pour accélérer la décarbonation des entreprises ?

Cette semaine, après des mois de pourparlers, les négociateurs de l’Union européenne ont finalement conclu un accord sur la mise en œuvre d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) taxant les importations des produits hautement carbonés en provenance des pays qui ne fixent pas correctement le prix des émissions de gaz à effet de serre ...

Anouk Faure, Chimdi Obienu et Emilie Alberola

13 déc 2022 8 minutes de lecture

Cette semaine, après des mois de pourparlers, les négociateurs de l’Union européenne ont finalement conclu un accord sur la mise en œuvre d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) taxant les importations des produits hautement carbonés en provenance des pays qui ne fixent pas correctement le prix des émissions de gaz à effet de serre (GES). La proposition initiale a été faite par la Commission européenne en juillet 2021 dans le cadre du paquet législatif sur le climat Fit for 55. Le CBAM est un élément clé des efforts visant à aligner le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (EU ETS) sur l’ambition renforcée de l’UE de réduire les émissions de GES de 57 % d’ici à 2030, par rapport à 1990.

Si la décarbonation du secteur électrique a jusqu’à présent suffit à atteindre les objectifs de réduction d’émissions de l’EU ETS, ce changement de cap nécessite de mobiliser l’ensemble des secteurs industriels. Au-delà de l’abandon des combustibles les plus polluants, le signal prix devra amorcer un virage plus technologique de la transition. Quels sont les verrous du passage à l’échelle requis par l’Accord de Paris, et comment la réforme de l’EU ETS peut-elle y répondre ?  

Si elle y contribue, la réforme de l’EU ETS ne peut pas apporter de garanties sur la sortie du charbon en Europe 

Durant la Phase 3 (2013-2020) de l’EU ETS, les réductions d’émission ont été très largement portées par les installations de combustion, majoritaires dans le secteur électrique. Les émissions liées à la combustion d’énergies fossiles ont en effet diminué de 38 % sur la période, contre 9 % pour les autres émissions dites « de procédé », c’est-à-dire afférentes aux processus de production industriels.[1] En cause, l’accroissement des capacités renouvelables et la bascule vers des combustibles fossiles moins carbonés. Depuis 2018 et jusqu’à fin 2021, le prix du carbone dans l’EU ETS se situait au-dessus du seuil rendant l’utilisation du gaz naturel plus économique que le charbon, permettant une baisse de 30 % de l’intensité carbone du secteur. Cet indicateur est essentiel, puisque seul le découplage croissant entre émissions et production peut permettre d’atteindre zéro émission nette en maintenant le niveau de production industrielle.

Si l’EU ETS a rempli son rôle directeur dans le secteur de la combustion, le défi de l’efficacité du signal prix carbone pour accélérer la décarbonation demeure. En effet, la dynamique actuelle des marchés de l’énergie et le renchérissement du prix du gaz en raison de la guerre en Ukraine limitent l’effet incitatif du prix du carbone – même à 80 €/téq CO2 – pour substituer le charbon par le gaz. Si les énergies renouvelables remplaçaient auparavant les centrales à charbon, ce sont depuis 2019 les centrales à gaz qu’elles évincent, ralentissant les réductions d’émissions liées à la combustion d’énergies fossiles.[2] Une situation inédite, puisque malgré une pression à la hausse sur les prix du carbone, le charbon pourrait conserver son avantage sur le gaz jusqu’en décembre 2023 d’après certains analystes.[3]

Comment la réforme de l’EU ETS peut-elle rétablir la situation ? En tant que mécanisme de marché, l’EU ETS est par définition perméable aux chocs économiques externes et ne permet pas d’imposer aux industriels une source d’énergie plutôt qu’une autre. Seule l’accélération de la trajectoire de réduction d’émissions de GES imposée aux installations pourra jouer le rôle de corde de rappel, puisque le nombre de quotas disponibles sur le marché – et le prix du carbone – deviendra à un moment ou un autre incompatible avec l’utilisation du charbon comme combustible. Cela se produira d’autant plus tôt que la trajectoire sera ambitieuse : la proposition de passer d’un objectif de -43 % d’émission à -63 % d’ici à 2030, par rapport à 2005, devrait y contribuer.  

La réforme de l’EU ETS ne contribue que partiellement à sécuriser les investissements dans les technologies bas-carbone 

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Par ailleurs, pour les autres installations industrielles, la baisse de l’intensité carbone reste plus difficile à atteindre, notamment dans les secteurs de l’acier, de la pétrochimie, de l’aluminium, ou du ciment, dans lesquels les émissions de procédé sont globalement stables depuis 2013. La décarbonation de ces secteurs, aussi appelés hard-to-abate, ou « difficiles à décarboner », repose en effet sur des innovations technologiques qui requièrent une R&D importante et des investissements conséquents.  

À ce titre, la réforme actuelle de l’EU ETS prévoit un renforcement du fonds d’innovation de 200 millions de quotas (soit 16 milliards d’euros au prix du carbone actuel) qui devrait permettre de combler une partie du besoin de financement. Néanmoins, l’EU ETS risque de ne pas pouvoir fournir aux installations la visibilité sur les prix du carbone futurs, nécessaire pour sécuriser les investissements. Si la réserve de stabilité de marché (MSR) contribue à soutenir le prix du carbone, la nature de l’EU ETS – fondée sur les quantités et non sur les prix – rend en effet le prix du carbone incertain par définition, et ce malgré les ajustements prévus sur les paramètres de la réserve. Compléter le fonds d’innovation par des contrats pour différence carbone, qui consistent à couvrir la différence entre le prix de marché du carbone et un prix plancher prédéfini, permettrait de sécuriser le retour sur investissement dans les technologies bas-carbone. Ces contrats sont plébiscités par de nombreux acteurs industriels, mais leurs contours doivent encore être dessinés au niveau de l’EU ETS.  

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est essentiel pour fournir un avantage concurrentiel à l’industrie européenne 

Si l’EU ETS joue le rôle de bâton via le prix du carbone qu’il génère, le moteur de transformation des entreprises réside avant tout dans la création de valeur. Cette dernière est issue des économies d’énergie permises par la décarbonation, et par la découverte de nouveaux marchés pour les produits faiblement carbonés. À ce titre, la mesure du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM), qui consiste à taxer les importations de certains produits à hauteur de leur contenu carbone et à un niveau de prix carbone équivalent à celui de l’EU ETS, est clé pour préserver la compétitivité des industriels sur le marché européen, ainsi que pour limiter le risque de « fuite de carbone » vers des régions du monde où le prix du carbone est plus faible.  

Le 13 décembre 2022, l’UE a trouvé un accord provisoire sur le CBAM afin de verdir ses importations industrielles et de donner un avantage concurrentiel à l’industrie européenne. Une période de test débutera à partir du 1er octobre 2023.

Deux autres accords concernant le CBAM restent en cours de négociation. D’une part, l’avancée de la date de fin définitive des quotas gratuits pour les secteurs couverts, qui serait fixée à 2032. Supprimer les quotas gratuits est en effet une condition sine qua non à la compatibilité du CBAM avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La fin des quotas gratuits devrait également contribuer fortement à accélérer la décarbonation de l’ensemble de l’industrie, puisque les entreprises devraient alors acheter l’ensemble de leurs quotas d’émission aux enchères.  

D’autres part, pour garantir que les entreprises de l’UE ne soient pas désavantagées en fixant un prix du carbone pour leurs produits dans des pays où les concurrents nationaux ne le font pas, le dernier accord en date prévoiraient un rabais pour les entreprises exportatrices. L’idée est séduisante en théorie mais peut s’avérer complexe à mettre en œuvre en pratique. Sur quelle base ces rabais doivent-ils être calculés ? Comment s’assurer que ces derniers ne remettent pas en cause l’urgence à agir pour le climat ?  

La majorité des acteurs s’accordent à dire que dans le contexte d’accélération mondial des engagements vers zéro émission nette, l’EU ETS fournit un avantage concurrentiel aux entreprises régulées.[4] Conserver une part de quotas gratuits va à l’encontre de ce constat, puisque cela revient pour les entreprises en bénéficiant à niveler par le bas le signal envoyé par l’EU ETS. Par ailleurs, cet accord remet en question le rôle initial de l’EU ETS, à savoir fournir un cap et un signal prix robustes. En voulant trop en faire, l’EU ETS, qui a déjà atteint un niveau de complexité important au fil des réformes, risque de perdre la confiance des acteurs du marché.


Références :

[1] 2022 State of the EU ETS report, https://ercst.org/state-of-the-eu-ets-report-2022/

[2] https://ember-climate.org/insights/research/european-electricity-review-2022/

[3] https://www.clearbluemarkets.com/post/goda-aglinskaite-market-analyst-at-clearblue-quoted-in-reuters-article-1

[4] Market sentiment survey, 2022 State of the EU ETS report

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