Numérique, climat et crise sanitaire

Le coronavirus a poussé, à cette heure, quelque 3,5 milliards d’êtres humains [1] au confinement forcé. Pour ceux qui ont la chance d’être en mesure de le pratiquer, le télétravail devient alors quotidien. La visio-conférence est désormais la norme en journée, tandis que vidéos et réseaux sociaux phagocytent une bonne partie du temps libre restant. ...

Ilian Moundib, Magdalena Jouenne-Mazurek

16 avr 2020 8 minutes de lecture

Le coronavirus a poussé, à cette heure, quelque 3,5 milliards d’êtres humains [1] au confinement forcé. Pour ceux qui ont la chance d’être en mesure de le pratiquer, le télétravail devient alors quotidien. La visio-conférence est désormais la norme en journée, tandis que vidéos et réseaux sociaux phagocytent une bonne partie du temps libre restant. Cette crise sanitaire semble, ainsi, consacrer l’omniprésence du digital dans l’activité professionnelle comme dans les loisirs.

Invisible, l’empreinte climatique du numérique est pourtant lourde. La fabrication soutenue du matériel et la surutilisation des services en ligne pèsent déjà fortement sur la consommation énergétique mondiale. La tendance semble, elle-aussi, préoccupante. Lancé sur une trajectoire exponentielle, le secteur s’apparente à une bombe à retardement pour le climat.

L’évolution du numérique mondial, une tendance inquiétante

Faisant consensus dans la littérature francophone, le chiffre de 4 % est l’estimation qui est faite de la part des émissions de gaz à effet de serre mondiales liées au numérique [2]. Loin d’être immatériel, le numérique est donc plus émissif que, par exemple, le transport maritime de marchandises (environ 3 % des émissions mondiales [3]). Pire encore, le secteur se trouve propulsé sur une trajectoire de croissance accélérée pouvant se traduire par un doublement des émissions à l’horizon 2025-2030 [4].

De même, la crise du coronavirus semble précipiter cette tendance avec une augmentation de 50 % du trafic Internet depuis le début du confinement en Chine et en Italie [5]. Dans ce contexte, les demandes faites à Netflix et à Youtube de limiter leurs débits [6] peuvent constituer un avant-goût des mesures qui s’imposeront à l’avenir.

L’empreinte carbone du numérique : de quoi parle-t-on ?

Aujourd’hui, l’empreinte carbone numérique se répartit plutôt équitablement entre la fabrication du matériel et la consommation électrique liée aux flux de données en circulation. Rarement mentionnée dans les analyses, la fin de vie des appareils est un sujet particulièrement opaque. En 2016, chaque Américain générait en moyenne 19 kg de déchets électroniques dont seulement 22 % étaient collectés pour traitement [7], laissant le reste hors des radars.

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Figure 1 : L’empreinte carbone du numérique décryptée (Design : Flaticon)

La fabrication du matériel : première source d’émissions

La fabrication des appareils destinés au grand public est le premier responsable de cette empreinte. Aujourd’hui dans le monde, la noria de smartphone, d’ordinateurs ou de téléviseurs se dénombre en dizaine de milliards d’unités. La confection des composants électroniques et l’extraction intensive de matières premières qu’elle impose, participent alors à environ 40 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur [2].

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Figure 2 : Étapes prises en compte dans la fabrication du matériel informatique (Design : Flaticon)

Avec 20 milliards d’équipements, les objets connectés de toutes sortes se multiplient. Ce sont les appareils M2M (Machine to Machine), catégorie regroupant capteurs intelligents et autres technologies connectées, qui connaissent la progression la plus intense [8]. Le nombre d’équipements par habitant est également en hausse significative partout dans le monde, particulièrement en Amérique du Nord avec pas moins de 13 appareils estimés par personne à l’horizon 2023 !

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Figure 3 : Evolution du nombre total d’équipements connectés dans le monde. Extrait de Cisco Annual Internet Report (2018–2023) White Paper, Cisco, mars 2020

L’utilisation du matériel : une pression croissante sur la consommation électrique mondiale

Mécaniquement, les usages, eux aussi, explosent et pèsent lourdement sur une production électrique toujours à la peine dans sa décarbonation. 66 % de la population mondiale utilisera l’internet en 2023 contre 51 % en 2018 8.

Considérablement gourmande, la vidéo en ligne représente 80 % du flux de données en circulation sur l’internet [9]. Les nouveaux services de streaming, particulièrement en vogue pendant le confinement, sont au cœur de l’augmentation perpétuelle du trafic. Sujet de première importance, l’estimation de l’empreinte carbone de la vidéo en ligne fait aujourd’hui l’objet de débats animés [10].  

En outre, les technologies numériques émergentes, telles que la 5G, le Machine Learning, la Blockchain, le Cloud Gaming ou la réalité virtuelle, sont susceptibles d’accélérer encore la demande en data.

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Figure 4 : Etapes prises en compte dans la phase utilisation du matériel (Design : Flaticon)

En dépit de l’intensification du flux, il ne semble pas que celle-ci se soit traduite, à cette heure, par une flambée de la consommation électrique du secteur. La mutualisation des data centers  [11] et l’amélioration des technologies de transfert [12] ont permis d’aplatir la consommation électrique malgré le quadruplement du trafic depuis 2015.

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Figure 5 : Évolution du trafic, de la demande en stockage et de l’énergie consommée dans les centres de données. Extrait de Data centres and data transmission networks Tracking report par l’Agence Internationale de l’Énergie

La prise de conscience à l’ordre du jour

Il est néanmoins peu réaliste de parier sur les avancées technologiques pour contenir la consommation électrique sur le long terme. L’effet rebond né du décuplement des appareils et des services digitaux dictera un rythme bientôt insoutenable. Une réflexion sur les usages s’impose invitant le citoyen à s’emparer de la question.

Ici, des éco-gestes simples font les grands progrès. Prendre soin des appareils, privilégier la réparation ou encore choisir du matériel d’occasion forment un petit catalogue de mesures à fort impact pour le climat.

L’usage de la vidéo en ligne doit être soumis à la même exigence. Ainsi, il est important de limiter le visionnage via données mobiles, technologie en moyenne 4 à 8 fois plus gourmande qu’une connectique wifi [13]. Les vidéos visionnées comme podcasts peuvent être, également, réglées à la qualité de visionnage minimale.

Les entreprises, elles aussi, sont en première ligne pour agir en faveur d’une sobriété vertueuse. Repenser sa politique d’achat pour maximiser la durée de vie des équipements, éco-concevoir ses services en ligne et relocaliser ses hébergements en France sont autant d’actions qui participeront au retournement de la tendance.

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Figure 6 : Quelques actions pour un usage soutenable [14]

Vers un numérique responsable

Les acteurs désireux de s’inscrire dans une trajectoire d’émissions compatible avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5 °C peuvent désormais bénéficier d’une méthodologie de réduction fondée sur la science (Science-Based Targets, SBT), spécifique à leur besoin.

Avec la contribution du GSMA [15]et d’autres organismes de référence, l’initiative SBT s’est récemment dotée d’une méthodologie sectorielle adaptée à l’industrie du numérique. Destinée aux opérateurs de réseaux et de centres de données, celle-ci propose trois axes de décarbonation : les mesures d’efficacité énergétique, la migration vers des sources d’électricité décarbonées, ainsi que la pédagogie envers les utilisateurs finaux.

Le contexte réglementaire évolue lui plus lentement : à partir du 1er janvier 2022, les opérateurs mobiles et fournisseurs d’accès à Internet seront obligés d’indiquer l’impact carbone des activités numériques de leurs clients. Ils devront calculer les émissions de CO2 générées par les consommateurs, via la consommation de données, et l’impact environnemental des appareils [16].

Un effort collectif pour le monde d’après

Devenu essentiel, le numérique poursuit sa démocratisation accélérée et la crise du Covid-19 semble l’installer sur un piédestal. Demain cependant, sans remise à plat, la démultiplication des appareils et des services promet d’annihiler les efforts de réduction consentis par d’autres.

Désormais, épaulé par les méthodologies les plus récentes, le secteur a, pourtant, toutes les cartes en main pour mettre en pratique une transition juste et vertueuse. La sensibilisation de tous à des usages soutenables du digital est, elle aussi, la condition indispensable d’une sobriété climatique salutaire.


[1] Comment est-on confiné à travers le monde, pour quels résultats ? , France Inter, 2 avril 2020

[2] Empreinte environnementale du numérique mondial, Green IT, septembre 2019

[3] Transport Improving the sustainability of passenger and freight transport, Agence Internationale de l’Energie

[4] Pour une sobriété numérique, The Shift Project, octobre 2018

[5] COVID-19 impact on digital consumer services significant but not uniformly negative on all segments, Omdia, avril 2020

[6] Netflix et YouTube réduisent leurs débits : concrètement, ça veut dire quoi ? , France Inter, mars 2020

[7] Globalewaste.org

[8] Cisco Annual Internet Report (2018–2023) White Paper, Cisco, Mars 2020

[9] Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne, The Shift Project, juillet 2019

[10] Factcheck: What is the carbon footprint of streaming video on Netflix?, CarbonBrief, fevrier 2020

[11] Data centres and data transmission networks Tracking report, Agence Internationale de l’Energie, mai 2019

[12] Electricity Intensity of Internet Data Transmission: Untangling the Estimates, Mayers, Koomey, France, août 2017

[13] On Global Electricity Usage of Communication Technology: Trends to 2030, Andrea & Edler

[14] Certaines de ces recommandations sont issues de l’atelier La Fresque du Numérique par Yvain Mouneau et Aurélien Déragne

[15] Guidance for ICT Companies Setting Science Based Targets, GSMA, février 2020

[16] Orange, Free, SFR … les opérateurs devront bientôt indiquer le bilan carbone de nos activités numériques, Novethic, mars 2020

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